Réflexions sur la presse et le Web 2.0

Ces réflexions sont tirées d’une discussion par mail avec des confrères sur la mode du Web 2.0 dans les stratégies de presse, et dans ce contexte, je fustigeais la mode de la « ouaibedeuzeroïsation » tous azimuts, nouveau Graal des groupes en mal d’idées.

Lorsque je parle sur un ton ironique de « ouaibedeuzeroïsation » je ne veux pas pour autant dire que tout est à jeter. Par exemple, les techniques récentes en matière d’interactivité ou d’interface plus dynamique que le néandertalien HTML de base, offrent manifestement des opportunités très intéressantes aux sites marchands et/ou de services, lesquels peuvent sans doute constituer des produits dérivés intéressants pour les journaux (ce qui, par ailleurs est à démontrer), mais dans ce dernier cas on sort de fait tant du contexte du journal que de celui du journalisme.
Les deux points me semblent totalement distincts. Nous avons d’un côté une plate-forme technologique qui se prête bien à la mise en place de systèmes de services, lesquels peuvent tirer profit de l’image engendrée par un média, de l’autre une industrie qui a des problèmes qui lui sont propres et dont je doute fort qu’ils soient solubles dans la technologie.

De la même façon l’appétence manifeste de certaines strates de la population pour les échanges directs n’est pas contestable et là encore peut être mise à profit pour servir de cadre au développement de plates-formes de commerce ou de services, mais cela n’a de mon point de vue, pas grand chose à voir avec un média.
Sur ce dernier point il est symptomatique que dans le monde « brick and mortar » comme on disait à l’époque de la bulle, aucun commerçant ne s’est appuyé sur un média et lorsque l’adjonction d’un support péri-journalistique a été jugée intéressante pour le développement de la prestation commerciale, ils se sont tournés vers une option tout à fait spécifique, les « consumer magazines » dont certains sont très bien faits, et que bien souvent ils ont in fine abandonné petit à petit (confer l’intéressante saga d’Epok).

Je ne crois pas (doux euphémisme) en revanche qu’il soit judicieux de voir dans les évolutions des technologies web une porte de sortie de la soi-disant « crise de la presse ». [1]

L’emphase sur ces technologies internet est juste la marque de la méconnaissance de la part des responsables de journaux de l’environnement technologique dans lequel ils évoluent, méconnaissance qui leur fait voir comme des choses extraordinaires, ce qui est juste une mise à jour tout à fait anecdotique des diverses opérations qui accompagnent un journal papier.

Deux exemples, pour être concret :

– Qu’un site de journal permette à des lecteurs de réagir à un papier est quelque chose qui dans certains cas peut présenter de l’intérêt (rarement), mais qui dans aucun cas ne fera vendre un exemplaire de plus. Dans certains cas ça pourrait peut-être augmenter la fréquentation du site (j’aimerais qu’on ne réponde avec des chiffres) mais je doute que ce soit dans des proportions suffisamment significatives pour que cela apporte un surcroît publicitaire (j’aimerais qu’on me réponde avec des chiffres)

– La politique du « contenu » qui vise à acheter à vil prix auprès de grossistes (la rubrique « multimédia » de l’édition abonnés du Monde en ligne est caricaturale sur ce plan), a comme résultat soit des choses strictement sans intérêt (comme ce « reportage » sur l’élection au PS [2]), soit la reprise de ce qui a déjà été multidiffusé sur les télés.

Dans ces deux cas, ce qui est une erreur grossière (liée à la méconnaissance que je fustigeais plus haut) et funeste (parce qu’elle ne fera que plonger les canards qui s’y adonnent dans un marasme plus profond, les ressources gaspillées de cette façon n’étant pas affectées à des endroits ou elles auraient eu du sens) pourrait être quelque chose de très intéressant.

Imaginons par exemple un site de journal, dans lequel des journalistes seraient affectées à piloter l’échange avec les lecteurs, a répondre, à modérer les messages sans intérêts, à relancer les débats, etc.. je n’ai pas d’idée ferme, et encore moins de chiffres, mais à défaut d’être une garantie de développement commercial du titre, au moins, tant sur un plan journalistique que sur celui de la crédibilité, cela aurait du sens.

Sauf que ce type de mise en place demanderait des sous, beaucoup de sous, et les journaux ne les ont pas (ou disons ne sont peut-être pas prêts à les mettre). Conséquence, on abouti à des sites « ouaibedeuzero » avec un article en ligne, suivi d’un listing de commentaires qui le démontent en pointant ses « erreurs », et aucune réaction de la rédaction. La somme du tout est une gigantesque démonstration de la putative incompétence du type qui a écrit le papier et accessoirement, de dynamitage de la crédibilité du titre .

Si l’utilisation de la possibilité donnée au lecteur de répondre était mise en œuvre intelligemment et avec les moyens que cela suppose il y aurait deux cas de figure :
– Le journaliste s’est trompé, et le papier en ligne est corrigé (avec sous une forme ou une autre, le crédit rendu au lecteur qui a soulevé l’erreur)
– Le journaliste à raison, et en débattant avec les lecteurs il a éclairci les points qui n’étaient pas assez développés, et naturellement le texte est retouché pour pointer vers ces précisions.

Tout ceci demande des ressources qu’aucun journal n’a encore affecté à ce type d’opération (si tant est qu’ils en aient les moyens).

Même chose pour la vidéo. Un site issu d’un journal qui se donnerait les moyens de former les journalistes que ça intéresse à la vidéo (tout comme la PQR a formé ses troupes au Canon G5 il y a quelques années) et qui publierait non pas le sujet de Reuters que tout le monde, depuis les chaînes hertziennes jusqu’à la télé locale de Saint-Gigougnou-en-Vigneret-le-Bas, a déjà diffusé en boucle 300 fois, pourrait alors proposer un autre mode de traitement de l’info, complémentaire du papier (voire indépendant de ce dernier) et dans tous les cas, intéressant.

Là non plus, je n’ai pas d’idée ferme, et encore moins de chiffres, mais à défaut d’être une garantie de développement commercial du titre au moins, tant sur un plan journalistique que sur celui de la crédibilité, cela aurait du sens.

Aucun journal n’a ni les moyens ni la volonté de faire ça.

En revanche, à se tartiner le visage de sous-ersatz en rabâchant des mantras (« ho oui mes frères le ouaibedeuzéro va nous sauver ça c’est bien sur oh oui oh Seigneur, il va nous sauver ! ») on ne fait que précipiter les choses.

Lorsqu’on fonce dans un mur, repeindre le mur ne protège pas le cartilage du nez.

J’ai parlé (dans ma note de bas de page) de « une escroquerie intellectuelle comme rarement sans doute la presse en a connu dans son histoire » parce que non seulement ce mantra sert de (mauvais) cache misère pour masquer le manque criant de capacité à se remettre en cause [3], mais il y a pire : le web 2.0 a des vertus anesthésiantes.

Les mêmes journaux qui ont des exigences extrêmes en matière de formation pour leurs journalistes papiers [4] font la danse du ventre en entendant la musique des marketeurs qui leur chantent que dès qu’on lui accole l’épithète web 2.0 le journalisme ne devient plus un métier, que tout le monde sait tout faire spontanément, qu’il n’y a plus d’écriture spécifique (alors que l’histoire du multimédia montre que beaucoup ont échoué à créer une écriture multimédia justement). Par ailleurs, je peux témoigner, pour l’apprendre au prix d’un travail assez considérable (tant en heures passées qu’en énergie) et pour un résultat parfois assez pitoyable, que l’écriture vidéo est quelque chose qui n’est pas forcément simple (dit en d’autres termes « est un vrai métier »).etc..

Mais les sirènes du marketing chantent que c’est magique, alors….
Magique.. (et vu du côté du décideur, magique s’orthographie « peu coûteux »)

Dans ce contexte, un confrère me communique le lien suivant [5] en me disant « vous verrez qu’il pose de bonnes questions sur le respect du lecteur et donne même quelques pistes sur ce que peut être une des nouvelles missions des medias: dénicher les pépites parmi les lecteurs ».

Il y a des pépites côté lecteur, oui sur, c’est nouveau ça ??
J’ai lu ce texte, il ne fait que dire ce que tout le monde sait déjà et s’il n’y avait l’ajout du « contexte web » qui fait très chic, il aurait pu être écrit il y a 20 ans !

On y lit par exemple :

Le forum mais aussi les blogs, les chats et les pages perso occupent donc un rôle traditionnellement dévolu aux médias. Ils fonctionnent comme un retour d’opinions ou un retour d’expériences. Deux qualités essentielles constituent leur valeur ajoutée par rapport aux médias : la spontanéité et le désintéressement.

Avant « les blogs, les chats et les pages perso » il y avait les BBS, avant il y avait le Minitel (que ceux qui pensent que l’interactivité est née l’année dernière lors de la dernière version d’un soft de blog jettent un œil ici :
http://www.troude.com/Pinky/Index.html-ssi
Ça date de 1986 … 20 ans !!!!!

Avant l’électron, il devait y avoir les cafés etc….

Ce que démontre cet article (par ailleurs intéressant) c’est que les journaux ne se sont jamais intéressés aux cercles de discussion et d’échange qui ont de tous temps existé et qui relient parfois leurs lecteurs. C’est pas faux et ça renforce le fait que si les journaux arrêtaient de publier des opinions de journalistes à l’attention d’autres journalistes (ok, j’exagère..) tout le monde serait bien plus satisfait, le lecteur en premier lieu.

Ceci étant cette remarque s’inscrit dans le débat actuel qui agite et va agiter la campagne présidentielle. De la même façon que les candidats s’opposent sur la position à tenir avec d’un côté la posture classique du politique placé en périphérie qui observe et décide et de l’autre le politique placé au centre qui consulte et fait la synthèse.
Si le constat de l’appétence que je signalais plus haut, pour la discussion facilitée, voire stimulée par la facilité qu’offre la technologie est incontestable, on peut se demander si elle a à voir avec ce que l’on attend d’un journal.
Que les débats, parfois très riches, qui se tiennent dans des cercles divers puissent constituer une source intéressante pour les journaux, est un fait incontestable. Un fait qui, en soi, est par ailleurs un constat, certes très « mode » et dans le même temps une lapalissade, car dans la réalité les journalistes utilisent déjà abondamment internet, y compris pour y chercher les « témoins » dont les journaux sont très friands.
Qu’il y ait des gens intéressants et compétents, ayant des choses intéressantes et compétentes à dire dans la « société civile » (en clair en dehors des cercles journalistiques) n’est pas moins une lapalissade.
La question est, me semble-t-il, celle de la position du journaliste.
La fascination pour les nouvelles technologies du web conduit à promouvoir l’idée qu’en gros la masse des intervenants pourrait à bon compte se substituer au journaliste.
Je crois pour ma part que le rôle du journaliste consiste à rapporter pas forcément à être partie prenante.
En conclusion, le fait que se tiennent dans des cénacles électroniques, des discussions intéressantes, n’est pas quelque chose qui remet en cause le rôle de la presse et en aucun cas ce rôle ne consiste à servir de caisse de résonance à ces cénacles. Son rôle en revanche consiste, lorsque qu’il émerge de ces cénacles des idées ou des personnages qui présentent un intérêt qui dépasse largement le cadre restreint du cénacle, de les intégrer dans le flot des informations publiées.

Que par ailleurs , des idées intéressantes soient véhiculées en dehors du champ de la presse, n’a rien de contrariant et au fond, c’est plutôt une chose saine.

Sur ce point également, le constat que le journaux ne font pas si bien que ça leur boulot (constat qui n’est pas complètement faux), ne me semble pas conduire de façon évidente à la suite de la proposition « donc remplaçons les par les cercles de discussion et d’échange ».

Cette dernière posture qui fait le lit de ceux qui ont tout intérêt à remplacer la presse aussi imparfaite soit-elle (et elle l’est, il n’y a aucun doute là-dessus) par une forme de publication plus malléable, peut conduire à des excès dangereux. On a pu le voir récemment , de façon certes anecdotique, parce que le mouvement balbutie, avec l’instrumentalisation des « blogueurs » dans la première phase de la campagne des présidentielles. « Blogueurs » dont certains après avoir servi de faire valoir à quelques candidats avec une couverture médiatique totalement disproportionnée (la remise filmée et diffusée sur un weblog d’un iPod a N . Sarkozy a été couverte jusque dans le New York Times) ont fini par se révéler être des conseillers des-dits candidats….

Dans le cadre de cette discussion j’ai eu un échange avec Emmanuel Parody qui publie l’intéressant Ecosphère :

[…] Ceci étant dit je minimise comme toi l’influence des « gadgets techno » mais je pense que tu te trompes en sous estimant l’importance du « contenu utilisateur ». En fait une grosse partie du malentendu vient du fait qu’on aborde systématiquement la question sous l’angle de l’information (l’actualité) comme si le témoignage fugace ou l’opinion allait remplacer le travail du journaliste. Pour moi l’apport du lecteur ne se fera pas sur les news, les magazines l’ont compris, ce sera plus long pour les quotidiens car il vivent avec cette vision déformée d’un lecteur « acheteur d’informations ».

C’est exactement mon point de vue et c’est pour ça que je pense que l’emphase sur le web de la part des journaux est catastrophique.

Si on part du postulat d’un journal avec une direction ouverte, et prête à consacrer des moyens corrects à une diversification intelligente, alors sans conteste, le web doit être le moyen de développer des produits dérivés intéressants, mais comme je l’ai écrit je doute fort que cela ne fasse vendre un exemplaire papier de plus. Et sur ce dernier point il y a , me semble-t-il dans les « projets de relance » que j’ai pu lire ici et là une confusion totale. Les journaux ont un problème de circulation et de distribution et leurs responsables cherchent une solution dans des options qui au mieux proposeront à terme des produits dérivés sans autre lien que la marque, avec le journal papier.
Le problème de fond des journaux est une question de modèle économique qui vacille. Le web même s’il marche du feu de Zeus ne changera rien au fait que les gens ont de plus en plus de mal à se faire à l’idée qu’un journal d’info est quelque chose qui se paie. On peut de moins en moins leur donner tort parce que l’écart entre l’info gratuite et l’info payante est rien moins que flagrant en terme de qualité.

En France on paie cher des journaux de qualité moyenne qu’il faut galérer pour aller chercher dans un circuit de distribution inadapté.

Les gens ne paient que pour ce dont ils ont le sentiment d’avoir besoin ou envie (c’est le cas des canards éco, des hebdos et des magazines « loisirs » non technoïdes du type des féminins par exemple, ou encore des magazines people qui eux, ont un problème de pub).
La seule solution viable à court terme me semble pour les canards d’info de recréer ce besoin et ça ne peut dans un premier temps passer que par une remise en cause totale de la qualité de leur prestation.

Qu’à terme le lecteur ne sera pas qu’un acheteur d’information est intelligente et novatrice (bon courage pour la faire entendre en réunion produit) mais dans tous les cas en termes de revenus, cela ne sera jouable que dans très longtemps.
Pour faire tant un magazine qu’un quotidien qui se tienne il faut du monde, beaucoup de monde et il ne me semble pas qu’à court terme un revenu publicitaire web puisse nourrir ce monde là, or ce dont on besoin les journaux en ce moment se résume à un truc simple : des sous, c’est pour ça que je parle du web comme un produit dérivé distinct des problèmes actuels de modèle économique de la presse.

Pour prendre un exemple d’actualité, chez Libé, si on affecte les 200 personnes qui vont rester, au budget/revenus du web.. il y a intérêt à ce qu’elles aient un appétit d’oiseau….

Vu l’état tant financier que culturel des journaux, non seulement les stratégies web telles qu’elles sont appliquées dans la plupart des cas ne servent pas forcément à grand chose, mais elles peuvent même, s’avérer contre-productives (voir plus haut l’exemple de l’ajout des commentaires chez Libé).

Même chose pour le « user generated content » qui utilisé de façon frustre, part du principe que tout le monde a des choses intelligentes à dire, ce que mon expérience de ces 10 dernières années invalide totalement.

Qu’en revanche on utilise des moyens informatiques pour fédérer les quelques personnes gravitant autour d’un canard et ayant des choses intelligentes à dire, ce serait bien, ça se fait déjà depuis longtemps dans la « vraie vie » avec les clubs et autres associations de lecteurs putatifs triés sur le volet, hélas, sans que cela soit généralement réinjecté dans le contenu du canard. Faire ça de façon systématisée et sur des systèmes informatiques, demande des gens et des moyens, et donc une volonté claire (et informée) et les journaux en sont très loin.

Que le contenu utilisateur ait de l’intérêt n’est pas douteux, il suffit de voir ce qu’en font les entreprises qui évoluent en dehors de la presse. Quelqu’un qui veut aller au cinéma, dispose chez Allociné (que je trouve très bien fait et ce, depuis le début) des infos techniques d’Allociné (salles horaires, etc..) de façon distincte des critiques presse et de façon distincte également, le point de vue des spectateurs. Le tout forme un ensemble indiscutablement plus intéressant que n’aurait pu l’être le simple avis d’un rédacteur d’Allociné. Si un spectateur envoie une annerie, elle sera présentée de façon tellement distincte que ça n’impactera pas le reste (d’autant que mon petit doigt me susurre que dans ce cas l’avis serait « modéré »).

Un journal est incapable d’avoir cette approche froide et détachée.

Du point de vue « vision » comme disent les anglo-saxons, la presse papier c’est de la sidérurgie lourde, et les impératifs de cette industrie là impliquent de régler des problèmes à très court terme.

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[1] Là c’est pour faire gentil, la version sincère est : je pense que laisser penser au journalistes qu’ils sauvront leur job avec ça et aux lecteurs qu’ils auront de meilleurs journaux grâce à ça est une escroquerie intellectuelle comme rarement sans doute la presse en a connu dans son histoire.

[2] Titre : Dernier débat au PS avant l’investiture
http://abonnes.lemonde.fr/web/video/0,47-0,54-833291,0.html

[3] Je pense que les écoles de journalisme pourront dans quelques années lorsque cela ne relèvera plus de l’actu chaude, utiliser le « plan » d’Edwy Pleynel comme outil de travail sur le thème « comment parler d’un journal sans le remettre en cause, sans évoquer les évolutions du contexte dans lequel il évolue ni même évoquer ses lecteurs ? »

[4] la « jeunecadrisation » du métier est sur ce point assez parlante, il y aura bientôt plus d’écoles de journalistes que de médias ou caser les élèves

[5] http://testconso.typepad.com/marketingmedia/2006/11/lopinion_maltra.html

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