Au cours d’une discussion dans une liste de discussion regroupant des journalistes, alors que nous débattions sur la « crise de la presse » (sous-entendu « de la presse écrite »), j’ai reçu la remarque suivante :
Ce qui se dit, c’est que la pub est de plus en plus difficile à attirer sur le papier, et que bon nombre d’annonceurs privilégient Internet.
C’est très juste et ça touche tout le monde.
Ceci étant les groupes de presse ou plus exactement leurs départements marketing/Commercial/prospective, etc sont en partie responsables de ce phénomène (j’ai bien dit « en partie »)
À propos d’internet
L’annonceur veut de l’internet en ce moment (le même annonceur qui ne voulait pas entendre parler d’Internet il n’y a pas si longtemps).
Les groupes de presse semblent considérer comme un postulat qui va de soit, le fait que le lecteur veuille lui aussi de l’internet, ce que rien ne démontre, je dirais même plutôt que tout démontre le contraire.
Cela fait très chic dans les groupes de presse de se rêver sur internet, tout particulièrement dans la presse magazine et a fortiori si elle est à centre d’intérêt de type passion.. oubliant au passage que le lecteur de la presse papier est en général pas quelqu’un de tout jeune.
Dans la presse magazine loisir c’en est caricatural, mis à part quelques domaines bien spécifiques comme la musique, la moto (et encore) etc.. le lecteur type est un papy de la Motte Beuvron bien plus souvent qu’un jeune urbain branché ubersexuel (certes plus vendeur à un annonceur).
Raisonner comme s’il y avait UN public unique (et de préférence d’une typologie proche de celle des journalistes) me paraît être une erreur funeste.
Il suffit de voir le succès des gratuits. J’engage les dirigeants de groupe de presse à prendre le métro parisien de temps à autre, ça ne m’arrive pas souvent, mais lorsque c’est le cas à chaque fois c’est le choc. Il est faux de dire que les gens ne lisent pas de journaux ou de magazines, en revanche, trouver un lecteur de journal payant dans une rame de métro est une gageure.
Il est symptomatique (caricatural ?) que Edwy Pleynel puisse débouler à Libé pour faire un discours qui parle d’internet sans le moindre petit début de chiffre, et sans que ça fasse hurler au scandale.
Etc., etc.. je crois qu’on en est au tout début de la relation entre Internet et presse et je ne serais pas outre mesure surpris qu’on finisse par s’apercevoir qu’il n’y a pas de relation entre internet presse.
Il y a deux choses qu’on découvrira forcément un jour et hélas dans la douleur.
– La première est que contrairement à ce que quelques allumés californiens ont pu prêcher au plus fort de la bulle v1.0, sur internet le content est tout sauf king (voir plus bas).
– La seconde est que si internet présente de nombreux avantages (en tant que version moderne de la borne à services qu’était le Minitel il est royal) il détruit énormément de valeur et n’en crée aucune en retour.
C’est ce que les journaux sont en train de vivre, mais c’est également ce que les annonceurs vivront dans quelque temps. Lorsque leurs produits auront été résumés à une ligne dans un comparateur de prix, ils auront peut-être une pensée émue pour le « support quand même diablement plus valorisant » que pouvait constituer un journal.
« Contenu » et journalisme
J’ai écrit plus haut que « content est tout sauf king ».
Le terme « Content is King » a été un des mantras de la rigolote époque de la bulle internet, ce n’est pas un concept récent, Bill Gates (grand journaliste devant l’éternel) en parle dans un texte de 1996 (putain 10 ans !).
Pour utiliser une métaphore, les relations entre web et journalisme ressemblent énormément à celles qu’il peut y avoir entre grande distribution alimentaire et épicerie fine, c’est-à-dire aucune.
La grande distribution gère des flux. Ses impératifs sont simples (à énoncer, pas à mettre en place et à maintenir) :
– amener des flux de population importants à se rendre dans ses enseignes, ce qui suppose des emplacements dont la sélection est cruciale et une forte promotion
– Inciter ces flux à acheter le plus possible, ce qui suppose une organisation des rayonnages d’une sophistication inouïe et une gestion des prix extrêmement complexe
– générer chez le client la sensation qu’il a fait une bonne affaire, ce qui implique une relation extrêmement complexe avec la notion de qualité. La qualité pour la grande distribution n’est pas une valeur en soi, mais un moyen de maintenir la confiance et de réduire à son minimum la différence perçue entre les marques qu’elle vend et les marques des boutiques spécialisées haut de gamme (c’est la raison pour laquelle les produits de marque de distributeurs sont parfois d’une qualité et surtout d’un rapport qualité/prix étonnant)
L’épicerie fine elle a pour objet de vendre cher à une clientèle ciblée. Il lui est difficile de générer des flux importants donc elle doit optimiser la sensation de valorisation et de niveau qualitatif pour qu’en gros le « vendre plus cher » compense le « vendre moins »
Les relations entre les deux ?
La grande distribution utilise parfois l’image valorisante de l’épicerie fine. On peut voir des rayons de marques très haut de gamme dans un Carrefour et les grandes surfaces ne sont pas, loin de là les vendeuses des plus mauvais vins.
Mais ce recours à l’épicerie fine fait partie des actions de promotion et de réduction de l’écart ressenti entre la qualité de l’enseigne et celle des marques haut de gamme.
L’épicerie fine recourt parfois à des promos (il faut bien vivre)
Mais les deux ont des existences totalement distinctes et des publics globalement distincts (même si certains Monoprix de par leurs emplacements peuvent avoir des clientèles assez haut de gamme).
Le web et le journalisme c’est pareil. J’entends par « le web » la partie du web qui gagne des sous. Pour lui le « contenu » est un matériau assez générique, du logiciel à télécharger c’est du contenu, des annonces produits c’est du contenu, etc….
Le web qui marche gère des flux importants, doit générer une sensation de service utile, dans ce contexte la qualité des écrits qu’il publie est une valeur très relative (il suffit de voir la liste des 20 plus gros sites hexagonaux pour avoir une idée de ce que je veux dire).
La notion de qualité est donc très différente. Dans le premier cas c’est un outil marketing parmi d’autres et le concept de la « qualité perçue » est largement plus important que celui de la qualité intrinsèque. Dans le second, la qualité du produit est sa seule justification, ce qui implique par exemple des coûts de personnels nettement plus importants (alors que le « contenu » peut s’obtenir à pas cher).
Je n’ai pas toujours pensé ce qui précède, j’ai même longtemps pensé l’inverse, mais aujourd’hui après avoir côtoyé des deux bords j’en suis convaincu.
Qu’internet soit une flèche incontournable dans le carquois d’un journal n’est pas douteux. Que le journalisme ou plus exactement la publication de journaux doivent se réinventer, n’est pas douteux, que l’équation « journalisme=écrire pour du papier » soit complètement caduque n’est pas douteux, mais confondre le web qui gagne des sous avec le journalisme est à mon avis une erreur funeste (en ce sens, le discours d’Edwy Pleynel aux gens de Libé est une aimable plaisanterie).
Ce qui est encore plus funeste est la manip qui consiste à mettre sur le dos d’Internet les problèmes actuels de la presse écrite. C’est une manip pas récente, avant si la presse allait mal c’était « à cause » d’internet, aujourd’hui s’il y a une chance qu’elle aille mieux c’est « en passant par internet » les deux raisonnements me paraissent aussi faux l’un que l’autre.
La presse écrite a des problèmes a régler auxquels internet est dans une large mesure étranger, au mieux un révélateur et en tout cas, pas une solution :
– Un problème de qualité et de concept : « pourquoi irait-on payer ce que l’on peut avoir gratuitement partout ailleurs plus vite et plus simplement ?». Version moins gentille « est-ce que faire de la télé par écrit est vraiment ce qu’on attend d’un bon journal ? » ou encore « est-ce que ça vaut le coup de payer un quotidien pour qu’il me parle de l’actualité politique française « avec AFP » ? »
– Au-delà de ça un problème de modèle économique : à une époque ou « gratuit » est juste un niveau de prix comme un autre (du point de vue du consommateur) et ou un journal est « gratuit », le modèle qui veut que la moitié des recettes viennent des ventes est-il toujours pertinent (c’est une vraie question) et si oui comment justifier ce surcoût vis-à-vis du lecteur ?
Internet n’existerait pas, les utilisateurs du métro parisien, liraient quand même 20 Minutes.
20 Minutes n’existerait pas, rien ne prouve que Libération se porterait infiniment mieux.